Le grand-père 

Pour entrer dans l’ambiance 

Prosper, c’était son prénom, mais c’était plus que son prénom. C’était aussi sa raison sociale, sa marque. Parler de Prosper, c’était suffisant pour évoquer à la fois : du respect, de la crainte, un sourire, le travail bien fait, une collection de jurons auxquels il donnait un sens par la manière dont il les expulsait de lui. Il allumait le foyer de la forge de bon matin. Le fer s’y trouvait alors plongé par l’intermédiaire de pinces métalliques dont la batterie suspendue sur la hotte de la cheminée était incroyablement noire de suie. Elles avaient été forgées par les générations précédentes. Les trois premiers instruments de l’orchestre commençaient alors à jouer. Le feu avait sa propre partition, doux chuintement, avec quelquesfois de petits éclats. Le souffle de l’air sous le charbon dont le rendement énergétique tenait à sa régularité se faisait entendre à une fréquence voisine de celle du cœur humain. Le soufflet jouait de la plainte du cuir, du bruit feutré de la trappe d’admission d’air qui se refermait à chaque expulsion, et des inévitables grincements entre les pièces de transmission du mouvement. À la fin d’une chauffe, la chaîne qui reliait la poignée de commande du soufflet au levier de commande disait sa liberté retrouvée par quelques tintements, avant de s’abandonner à un bref repos. Les instruments à vent laissaient ensuite la place à la percussion, et la partition allait exploser en rythmes, qui aujourd’hui encore, valent ces rengaines, dont tout au long d’une journée, notre tête ne peut se débarrasser. Là encore, le meilleur rythme induisait l’énergie minimum. Les seules variations étaient imposées par la différence de dynamique du marteau sur le métal très dur de l’enclume, par rapport à celle qu’offrait la ductilité du métal porté au jaune qui allait progressivement revenir au noir en passant par le rouge, et le fameux gorge-de-pigeon. Le son était éclatant sur l’enclume, dur sur le fer posé à plat, moins dur lorsqu’il travaillait sur son champ et quasiment éteint lorsqu’il ajustait la fermeture du fer en donnant une touche sur son extrémité. Les temps d’éclat par rapport aux trois autres sons étaient vraiment réglés de manière symphonique, et il ne tient qu’à cette partition non écrite que je sois aujourd’hui en mesure, et le mot est bien choisi, de forger avec un réel plaisir. Les résultats qui me surprennent chaque fois proviennent, je crois, de la seule restitution de cette harmonie sonore.  

Mes relations avec lui 

Il me trouvait gringalet et ne manquait pas de s’en inquiéter auprès de mes parents. Mais j’étais son premier petit-fils et il me fit rapidement confectionner un tablier en cuir pour la forge. On le voit ici superposé au sien. J’étais souvent fourré à la forge et lorsqu’il m’arrivait de dire que je m’ennuyais, il me mettait un marteau dans les mains et des clous à ferrer et je les plantais alignés entre le trottoir et sa bordure. Le marteau c’était le petit rivoir que nous utilisons encore. Après la fin de mes études et par suite de mon mariage avec Suzette, je me suis trouvé plus d’une fois à la forge, où sous sa conduite j’ai pu réaliser une table basse et un lampadaire en fer forgé pour nous meubler. 

Pour terminer, revenons aux relations humaines en évoquant notre complicité. Il s’entendait bien avec un autre artisan de la rue : le plombier. Lorsque « par hasard » l’un en bas apercevait l’autre en haut de la rue ou inversement, celui du haut mettait sa casquette sur l’arrière de son crâne. Cela signifiait qu’ils allaient se retrouver au bistrot « chez Michon » dans les minutes suivantes pour boire un canon. C’est en ces circonstances, que de la poche de son pantalon en coton bleu, un peu éteint par les lessives successives au savon de Marseille, il extirpait à mon intention un sou qui devait trouver un double usage. Il me permettait d’acheter quelque caramel chez la mère Poncin et il scellait un contrat de confidentialité jamais formalisé, mais dont j’avais compris l’importance. Je ne devais jamais rien dire à la grand-mère. On ne naît pas à soi-même. On naît de ceux que nous avons côtoyés et qui nous ont légué, souvent subrepticement, les fondements de ce que l’on est. Ne nous laissons pas aller à l’oubli, car notre présent est leur éternité.